Imaginez pouvoir investir dans un immeuble de bureaux à Mumbai ou dans une autoroute en construction, sans disposer de millions de roupies. Juste une petite fraction, accessible depuis votre smartphone. Cela semble futuriste ? Pourtant, cette idée vient d’être défendue avec force au Parlement indien. Un député propose une loi dédiée à la tokenisation des actifs, et l’immobilier est en première ligne.
Cette proposition pourrait changer la donne pour des millions d’Indiens qui rêvent d’investir dans des actifs rentables, mais qui restent coincés dans des comptes d’épargne à faible rendement. Derrière cette initiative, il y a une vision d’inclusion financière massive, comparable à celle qui a révolutionné les paiements avec l’UPI. Mais le chemin est semé d’embûches.
Une proposition qui veut démocratiser la richesse immobilière
Le 17 décembre 2025, le député Raghav Chadha a pris la parole à la Rajya Sabha, la chambre haute du Parlement indien. Son message était clair : l’Inde doit adopter une loi spécifique sur la tokenisation des actifs pour permettre à la classe moyenne d’accéder à des investissements jusqu’alors réservés aux plus riches.
Pour lui, la tokenisation consiste à diviser numériquement des actifs de grande valeur – comme un bien immobilier, un projet d’infrastructure ou même une propriété intellectuelle – en petites unités échangeables sur une blockchain. Ces unités, appelées tokens, peuvent être achetées par n’importe qui, même pour de petits montants.
La tokenisation pourrait permettre aux investisseurs ordinaires d’acheter de petites parts dans des immeubles de bureaux, des autoroutes ou d’autres projets à forte intensité capitalistique, tout en bénéficiant d’une liquidité plus rapide sans intermédiaires complexes.
Raghav Chadha, député indien
Chadha compare cette révolution à celle de l’Unified Payments Interface (UPI), qui a démocratisé les paiements numériques en Inde. Grâce à l’UPI, des millions de personnes effectuent des transactions instantanées sans frais exorbitants. Il souhaite le même effet pour l’investissement : abaisser les barrières d’entrée pour que la richesse ne soit plus concentrée entre quelques mains.
Pourquoi l’immobilier est au cœur du débat
L’immobilier représente une part énorme de la richesse en Inde. À Mumbai, les prix au mètre carré rivalisent avec ceux des grandes métropoles mondiales. Pourtant, la grande majorité des Indiens n’a pas les moyens d’acheter ne serait-ce qu’un petit appartement. La tokenisation pourrait fractionner ces biens et rendre l’investissement accessible.
Concrètement, un immeuble valant plusieurs milliards de roupies pourrait être divisé en millions de tokens. Un investisseur pourrait en acheter quelques-uns pour quelques milliers de roupies seulement. Les loyers ou plus-values seraient ensuite répartis proportionnellement.
Cette approche offre plusieurs avantages évidents : une liquidité accrue (vendre ses tokens en quelques clics), moins d’intermédiaires (pas besoin de notaires à chaque transaction fractionnelle), et une réduction massive de la paperasse administrative qui freine aujourd’hui le marché indien.
Les principaux avantages mis en avant par les partisans de la tokenisation immobilière :
- Accès démocratisé aux actifs à haut rendement
- Liquidité instantanée sur des marchés secondaires
- Réduction des coûts de transaction et des intermédiaires
- Transparence accrue grâce à la blockchain
- Possibilité d’investir dans des projets d’infrastructure autrement inaccessibles
Les expériences déjà en cours en Inde
L’Inde n’est pas totalement novice en matière de tokenisation. Dans la zone financière internationale de GIFT City, au Gujarat, des plateformes comme Tokeny ou Terazo ont déjà lancé des projets pilotes de biens immobiliers tokenisés. Ces initiatives utilisent généralement des blockchains publiques comme Polygon et des véhicules d’investissement spéciaux.
Ces expériences fonctionnent sous le régime existant des actifs numériques virtuels et des valeurs mobilières. Mais elles restent limitées et manquent d’un cadre légal clair et unifié. C’est précisément ce que veut changer Raghav Chadha avec sa proposition de loi dédiée.
Par ailleurs, le Maharashtra, et particulièrement Mumbai, montre un intérêt croissant. Le ministre en chef Devendra Fadnavis a annoncé en novembre 2025 que l’État travaillait sur un cadre pour débloquer environ 50 000 milliards de roupies de capital immobilisé grâce à la numérisation des transferts de propriété.
Les freins et les craintes des régulateurs
Malgré l’enthousiasme de certains, les autorités indiennes restent prudentes. La Reserve Bank of India (RBI) et la Securities and Exchange Board of India (SEBI) autorisent des pilotes limités, mais insistent sur les risques pour les investisseurs et sur les problèmes de règlement.
Le principal obstacle ? La complexité des titres de propriété en Inde. Les registres fonciers sont souvent fragmentés, obsolètes ou contestés. Tokeniser un bien dont la propriété n’est pas claire pourrait ouvrir la porte à des litiges sans fin.
D’autres préoccupations concernent la protection des investisseurs retail, la cybersécurité, la confidentialité des données et la fragmentation législative entre États. Chaque État indien a ses propres règles sur l’immobilier, ce qui complique un cadre national cohérent.
- Titres fonciers souvent imprécis ou contestés
- Risques accrus pour les investisseurs non avertis
- Absence de cadre unifié au niveau national
- Problèmes potentiels de blanchiment d’argent
- Cybersécurité des plateformes de tokenisation
Ce que font les autres pays : l’Inde est-elle en retard ?
Plusieurs juridictions ont déjà franchi le pas. À Dubaï, des projets pilotes permettent d’investir dans l’immobilier à partir de quelques milliers de dirhams seulement. Singapour avance avec son Project Guardian, qui vise des cadres institutionnels évolutifs vers le grand public.
En Europe, l’Allemagne et Hong Kong ont clarifié leurs réglementations. Aux États-Unis, la SEC a validé des initiatives blockchain pour les marchés de capitaux. Même la Depository Trust and Clearing Corporation explore la blockchain pour accélérer les règlements.
L’Inde risque de se retrouver distancée si elle n’adopte pas rapidement un cadre clair et ambitieux pour la tokenisation.
Ces pays montrent que la tokenisation peut être encadrée de manière sécurisée. Ils utilisent souvent des sandboxes réglementaires : des environnements contrôlés où les innovateurs testent leurs modèles sous supervision avant un déploiement large.
C’est exactement ce que propose Raghav Chadha : une loi dédiée combinée à une sandbox pour expérimenter sans mettre en danger l’ensemble du système financier.
Les implications pour l’économie indienne
Avec 1,46 milliard d’habitants et une population jeune (âge médian sous les 30 ans), l’Inde dispose d’un potentiel énorme. La pauvreté extrême a fortement reculé, mais une large partie de la population reste limitée à des placements peu rentables.
La tokenisation pourrait libérer des capitaux dormants et diriger l’épargne vers des projets productifs : infrastructures, immobilier commercial, énergies renouvelables. Cela boosterait la croissance tout en réduisant les inégalités d’accès à la richesse.
De plus, l’Inde possède déjà une adoption crypto élevée au niveau grassroots. Des millions d’Indiens utilisent déjà des plateformes d’échange. Canaliser cette énergie vers des actifs tokenisés réglementés pourrait être une opportunité unique.
Vers une adoption massive ou un statu quo prudent ?
La proposition de Raghav Chadha a ouvert un débat crucial. Le gouvernement indien devra trancher entre prudence légitime et risque de retard technologique. Une loi trop restrictive étoufferait l’innovation ; une absence de loi laisserait le champ libre à des projets non réglementés.
Les prochains mois seront décisifs. Si l’Inde adopte un cadre progressiste, elle pourrait devenir un leader asiatique de la tokenisation, à l’image de ce qu’elle a accompli avec les paiements numériques.
En attendant, le monde observe. La tokenisation immobilière n’est plus une utopie : c’est une réalité en marche dans plusieurs pays. L’Inde rejoindra-t-elle le mouvement, ou préférera-t-elle attendre que les autres aient défriché le terrain ?
Une chose est sûre : le sujet ne laissera personne indifférent. Il touche à la fois à la technologie, à l’économie et à la justice sociale. Et dans un pays en pleine ascension comme l’Inde, ces questions prennent une dimension particulière.
(Article rédigé à partir des débats parlementaires du 17 décembre 2025 et des déclarations publiques disponibles. L’évolution législative reste à suivre de près.)
