Imaginez un pays où la monnaie nationale perd 10 % de sa valeur certains mois, où les citoyens doivent demander l’autorisation pour sortir plus de 70 000 euros par an… et où, malgré tout, des millions de personnes transfèrent tranquillement des dizaines de milliers de dollars en un clic grâce à des stablecoins. Ce pays existe. Il s’appelle l’Afrique du Sud. Et sa banque centrale vient de publier un cri d’alarme qui ressemble étrangement à celui que la BCE a poussé quelques semaines plus tôt.
Le rapport de stabilité financière de la South African Reserve Bank (SARB) de novembre 2025 est tombé comme un coup de tonnerre : les cryptomonnaies et surtout les stablecoins représentent désormais un risque systémique réel pour l’économie du pays. On passe en revue les chiffres, les mécanismes et surtout les raisons profondes de cette panique institutionnelle.
Quand les stablecoins deviennent la monnaie parallèle de l’Afrique du Sud
Juillet 2025 : les trois plus grosses plateformes crypto sud-africaines (Luno, VALR et AltCoinTrader) comptabilisent 7,8 millions d’utilisateurs vérifiés. C’est presque 13 % de la population totale du pays. Fin 2024, elles géraient déjà 1,5 milliard de dollars d’actifs. Le chiffre a très probablement doublé depuis.
Mais le plus frappant n’est pas le nombre d’utilisateurs. C’est le changement de comportement.
Depuis 2022, la paire de trading dominante sur ces plateformes n’est plus BTC/ZAR (bitcoin contre rand), mais USDT/ZAR ou USDC/ZAR. Autrement dit : les Sud-Africains ne spéculent plus seulement, ils utilisent les stablecoins comme monnaie de refuge et de transfert.
Les trois raisons qui expliquent cette transition fulgurante :
- Le rand sud-africain a perdu plus de 60 % de sa valeur face au dollar depuis 2011
- Les contrôles de change limitent à 1 million de rands (environ 52 000 €) les transferts annuels sans autorisation spéciale
- Envoyer 10 000 dollars via un stablecoin coûte moins de 1 dollar et prend 10 minutes au lieu de plusieurs jours et centaines d’euros de frais bancaires
La dollarisation numérique sans passer par les banques
C’est exactement ce qui terrifie la SARB.
Quand un entrepreneur sud-africain vend ses services à un client américain, il peut se faire payer en USDC directement sur son wallet. Il contourne ainsi complètement le système bancaire traditionnel et les contrôles de change. Le phénomène est massif : les volumes de P2P (peer-to-peer) en stablecoins ont été multipliés par 8 en deux ans selon Chainalysis.
« Les crypto-actifs peuvent être utilisés pour contourner les mesures de contrôle des changes, ce qui représente un risque pour la stabilité financière du pays. »
Rapport de stabilité financière de la SARB – novembre 2025
Un vide réglementaire béant
Le paradoxe est saisissant : l’Afrique du Sud est l’un des pays les plus avancés d’Afrique en matière de régulation crypto… mais uniquement pour les exchanges.
Depuis 2022, la FSCA (Financial Sector Conduct Authority) a classé les cryptomonnaies comme produits financiers. Les plateformes doivent avoir une licence. Résultat : l’industrie est sortie de la zone grise et s’est professionnalisée à toute vitesse.
Mais pour les stablecoins ? Rien. Absolument rien.
- Aucune exigence de réserves
- Aucune supervision prudentielle
- Aucun cadre pour les émetteurs étrangers (Tether, Circle…)
- Aucune obligation de déclaration pour les gros flux
Le Conseil de Stabilité Financière sud-africain l’a dit noir sur blanc en octobre 2025 : le pays n’a « aucune réglementation solide pour les stablecoins » et seulement des « réglementations partielles » pour les cryptos en général.
Les scénarios cauchemars de la banque centrale
Quand on lit entre les lignes du rapport, trois grandes peurs émergent.
Scénario 1 – La fuite massive de capitaux
En cas de nouvelle crise du rand (ce qui arrive régulièrement), des milliards pourraient quitter le pays en quelques jours via USDT/USDC. Impossible à tracer, impossible à bloquer.
Scénario 2 – L’effondrement d’un gros émetteur
Si Tether ou Circle fait défaut (même partiellement), des millions de Sud-Africains perdent leurs économies. Effet domino sur la confiance dans le système financier tout entier.
Scénario 3 – La perte de souveraineté monétaire
À terme, le rand pourrait devenir une monnaie secondaire dans son propre pays. On parle déjà de « dollarisation numérique ».
Et pourtant… l’Afrique du Sud ne peut pas se permettre de tout bloquer
Interdire les stablecoins ? Politiquement et économiquement suicidaire.
Le pays a besoin des transferts de sa diaspora (plus de 3 millions de Sud-Africains à l’étranger). Il a besoin d’attirer les freelances et les entrepreneurs tech. Il a besoin que ses citoyens puissent se protéger de l’inflation. Bref, les stablecoins remplissent des fonctions que le système bancaire traditionnel remplit mal, voire pas du tout.
Le gouverneur Lesetja Kganyago l’a reconnu à demi-mot lors d’une conférence en octobre : « Nous devons trouver un équilibre entre innovation et stabilité. »
Les solutions envisagées (ou pas)
Plusieurs pistes circulent dans les couloirs de Pretoria :
- Un cadre spécifique pour les émetteurs de stablecoins qui voudraient opérer légalement en Afrique du Sud (réserves 100 % auditées, licence locale)
- L’obligation pour les plateformes de bloquer les transferts vers des wallets non-KYC au-delà d’un certain montant
- Le développement accéléré d’un rand numérique (CBDC) – projet déjà en test depuis 2023
- Une coopération régionale avec le Nigeria, le Kenya et le Ghana qui connaissent exactement les mêmes problématiques
Mais pour l’instant, rien n’est décidé. Et pendant ce temps, l’adoption continue d’exploser.
Le parallèle troublant avec la Banque centrale européenne
Ce qui est fascinant, c’est de voir à quel point le discours de la SARB fait écho à celui de la BCE.
Même constat : les stablecoins représentent une menace pour la transmission de la politique monétaire.
Même peur : la perte de contrôle sur les flux de capitaux.
Même solution brandie : un euro numérique d’un côté, un rand numérique de l’autre.
La différence ? L’Europe a MiCA et un cadre réglementaire ultra-détaillé qui entre en vigueur progressivement. L’Afrique du Sud n’a… presque rien.
« L’émission de monnaies numériques privées serait trop risquée pour l’Afrique du Sud. »
François Groepe, sous-gouverneur de la SARB – déjà en… 2017
Conclusion : une bombe à retardement ou une opportunité historique ?
L’Afrique du Sud se trouve à la croisée des chemins.
Soit elle laisse le train des stablecoins lui passer dessus et risque une crise de souveraineté monétaire sans précédent.
Soit elle parvient à canaliser cette énergie, à créer un cadre qui protège sans étouffer, et devient le hub crypto du continent africain – un peu comme ce qu’ont fait les Émirats arabes unis au Moyen-Orient.
Une chose est sûre : avec 7,8 millions d’utilisateurs et une adoption qui double tous les 18 mois, le pays n’a plus le choix. Le statu quo n’est plus une option.
Et pendant que les banques centrales du monde entier répètent le même refrain – « stablecoins = danger » –, des millions d’Africains continuent, eux, de voter avec leur wallet.
Lequel des deux finira par l’emporter ? L’histoire est en train de s’écrire. En direct.
