Imaginez : une plateforme qui traite des milliards en cryptomonnaies laisse passer pendant plus d’un an des dizaines de millions de transactions sans aucune surveillance anti-blanchiment. Et pas n’importe quelle plateforme : Coinbase, le géant américain coté en bourse. C’est exactement ce qui vient de se produire en Europe, avec une sanction qui fait mal.
Coinbase Europe sanctionné à hauteur de 21,5 millions d’euros par l’Irlande
Le 19 décembre 2025, la Banque centrale d’Irlande a rendu public un accord de règlement avec Coinbase Europe Limited. Le montant de l’amende : 21,5 millions d’euros. Il s’agit de la quatrième plus lourde sanction jamais prononcée par le régulateur irlandais. Derrière ce chiffre se cache une histoire de défaillances graves dans la lutte contre le blanchiment d’argent.
Entre 2021 et 2022, environ 30 millions de transactions, représentant quelque 173 milliards d’euros, sont passées sous les radars du système de surveillance. Cela correspond à 31 % du volume total traité par Coinbase Europe pendant cette période. Un trou béant dans les contrôles.
L’origine du problème : un système externalisé défaillant
Coinbase Europe avait délégué la surveillance des transactions à sa maison-mère américaine, Coinbase Inc. Un système de monitoring transactionnel (TMS) était censé détecter les activités suspectes. Mais une mauvaise configuration des données a rendu inopérants cinq des 21 scénarios à haut risque entre avril 2021 et avril 2022.
Le pire ? Personne ne s’en est rendu compte pendant des mois. La filiale européenne n’a été informée qu’en février 2023. Les dirigeants n’ont compris l’ampleur du problème qu’en mai 2023. Entre-temps, la rescreening des transactions concernées a pris près de trois ans, affaiblissant fortement l’efficacité des signalements finalement envoyés.
Les systèmes et contrôles de Coinbase Europe étaient inefficaces pour superviser le travail de Coinbase Inc.
Banque centrale d’Irlande, document de règlement
Un timing embarrassant avec l’enregistrement VASP
Le scandale prend une dimension supplémentaire quand on regarde le calendrier. Coinbase Europe a obtenu son enregistrement comme Virtual Asset Service Provider (VASP) en décembre 2022. À cette époque, la société ignorait encore l’existence des problèmes de surveillance et n’a donc rien divulgué au régulateur.
En septembre et novembre 2022, des réunions et échanges avec la Banque centrale ont eu lieu. Coinbase Europe a assuré que des plans étaient en place pour résoudre un backlog de conformité. Ces assurances ont influencé la décision d’accorder l’enregistrement. Une situation que le régulateur qualifie aujourd’hui de problématique.
Les principales contraventions admises par Coinbase Europe :
- Défaillance prolongée du système de surveillance des transactions
- Absence de détection et de divulgation rapide des problèmes
- Contrôles inefficaces sur le prestataire externe (Coinbase Inc.)
- Retard excessif dans le traitement rétrospectif des transactions
- Non-respect continu jusqu’en mars 2025 sur certaines obligations de monitoring supplémentaire
Conséquences immédiates : départ pour le Luxembourg
L’accord de règlement prévoit que l’enregistrement VASP de Coinbase Europe expirera fin 2025. L’entreprise cessera ses activités en Irlande pour se relocaliser au Luxembourg, où elle a déjà obtenu les autorisations nécessaires via une procédure distincte.
Ce déménagement n’est pas anodin. Le Luxembourg est souvent perçu comme plus accueillant pour les entreprises crypto sous le régime MiCA. Coinbase suit ainsi une tendance observée chez d’autres acteurs majeurs qui recentrent leurs opérations européennes dans des juridictions jugées plus prévisibles.
La Banque centrale a imposé une surveillance renforcée et exigé des améliorations significatives du cadre AML de Coinbase Europe. Des investissements importants ont été réalisés depuis pour corriger les failles.
Coinbase plaide pour la reconnaissance des outils blockchain
Parallèlement à cette sanction, Coinbase mène un lobbying actif aux États-Unis. L’entreprise a soumis des commentaires au Trésor américain pour que les outils de Know Your Transaction (KYT) et l’analyse blockchain soient officiellement reconnus comme moyens avancés de conformité AML/CTF.
Coinbase met en avant ses API de surveillance en temps réel, ses scores de risque dynamiques et ses solutions d’analyse avancées. L’entreprise se positionne comme innovante en matière de conformité, malgré les défaillances constatées en Europe.
Nous restons à l’avant-garde de l’innovation en matière de conformité.
Commentaires de Coinbase au Trésor américain, 2025
Cette dissonance entre le discours pro-innovation et les sanctions concrètes illustre les tensions actuelles du secteur crypto face aux régulateurs traditionnels.
Quel impact pour l’industrie crypto européenne ?
Cette amende record envoie un signal fort. Les régulateurs nationaux, même avant la pleine application de MiCA, ne tolèrent plus les lacunes en matière de lutte contre le blanchiment. L’Irlande, qui avait pourtant attiré de nombreux acteurs crypto, montre qu’elle peut frapper fort.
Pour les utilisateurs européens, cela soulève des questions sur la fiabilité des plateformes. Même un géant comme Coinbase peut connaître des failles majeures. Cela renforce l’importance de diversifier ses avoirs et de comprendre les risques réglementaires.
À plus long terme, ce type de sanction pourrait accélérer la consolidation européenne autour de quelques hubs réglementaires favorables, comme le Luxembourg, la France ou l’Allemagne.
Leçons à retenir pour les acteurs du secteur
Cette affaire met en lumière plusieurs enseignements cruciaux :
- Externaliser des fonctions critiques comme la surveillance AML ne dispense pas de responsabilité
- Les contrôles sur les prestataires externes doivent être robustes et continus
- La transparence totale avec les régulateurs est indispensable, même quand les problèmes sont inconnus
- Les systèmes technologiques, aussi sophistiqués soient-ils, restent vulnérables aux erreurs de configuration
- Le retard dans la correction des failles aggrave considérablement les sanctions
Les exchanges crypto doivent investir massivement dans des équipes conformité locales et des processus de gouvernance solides. L’époque où l’on pouvait se contenter de solutions centralisées depuis les États-Unis est révolue en Europe.
Vers une régulation plus harmonisée avec MiCA
MiCA, le règlement européen sur les marchés crypto, entre progressivement en vigueur. Il vise précisément à harmoniser les règles et éviter les disparités entre États membres. Des affaires comme celle de Coinbase montrent l’urgence d’un cadre unique et clair.
Les outils blockchain que défend Coinbase pourraient trouver une meilleure reconnaissance sous MiCA. Mais en attendant, les régulateurs nationaux continuent d’appliquer leurs propres standards, parfois avec sévérité.
L’industrie crypto européenne est à un tournant. Entre innovation technologique et exigences réglementaires croissantes, les acteurs doivent trouver le bon équilibre. Cette amende irlandaise rappelle que la conformité n’est plus une option, mais une condition de survie.
Coinbase paie aujourd’hui le prix de défaillances passées, mais l’entreprise semble avoir tiré les leçons. Reste à voir si le Luxembourg offrira un environnement plus stable pour son développement européen.
Une chose est sûre : dans le monde des cryptomonnaies, la régulation rattrape rapidement l’innovation. Et ceux qui sous-estiment cet aspect le font à leurs risques et périls.
