Imaginez un monde où la technologie promet de libérer tout le monde des intermédiaires, de rendre l’accès universel et permissionless. Et pourtant, dès que vous essayez d’y entrer, vous vous heurtez à un mur de termes incompréhensibles, d’interfaces labyrinthiques et d’une culture qui semble dire : « Si tu ne fais pas déjà partie du club, reste dehors. » C’est exactement ce qui se passe dans le Web3 aujourd’hui.
Ce n’est pas un accident. C’est un choix, souvent inconscient, mais répété à tous les niveaux de l’écosystème. Et ce choix menace directement l’avenir de la blockchain.
Le Web3 souffre d’un problème majeur de gatekeeping
Le discours dominant dans la crypto est clair : nous construisons un internet décentralisé, ouvert à tous, sans gatekeepers. Pourtant, en pratique, l’industrie a créé ses propres barrières, plus insidieuses que celles qu’elle critique chez la finance traditionnelle ou chez les Big Tech.
Ces barrières ne sont pas seulement techniques. Elles sont culturelles, sociales, et même psychologiques. Elles transforment un mouvement censé être inclusif en un club élitiste où l’appartenance se mesure à la maîtrise du jargon et à l’ancienneté dans l’espace.
Le jargon comme arme d’exclusion massive
Parler de « gas fees », « layer 2 », « MEV », « soulbound tokens » ou « zero-knowledge proofs » sans explication n’est pas neutre. C’est un signal social puissant : je fais partie des initiés, et toi ?
Ce langage technique devient un marqueur de statut. Plus vous utilisez de termes complexes sans les définir, plus vous montrez que vous êtes un « vrai » crypto-native. Le problème ? Cela repousse immédiatement 99 % des gens qui pourraient pourtant être intéressés.
Des études montrent que plus de 70 % des personnes interrogées avouent ne pas comprendre ce qu’est réellement le Web3. Et ce n’est pas parce qu’elles sont stupides. C’est parce que l’industrie refuse souvent de parler simplement.
Nous prétendons construire pour tout le monde, mais nous communiquons comme si notre audience était exclusivement composée d’ingénieurs blockchain ayant cinq ans d’expérience.
Des interfaces qui repoussent plus qu’elles n’attirent
Connecter un wallet, approuver une transaction, gérer des seed phrases, naviguer entre chaînes… Tout cela reste incroyablement compliqué pour un utilisateur lambda.
Les coûts imprévisibles, les messages d’erreur cryptiques, les risques de perdre tous ses fonds en une mauvaise manipulation : voilà la réalité quotidienne pour quiconque tente d’entrer dans le Web3 sans guide.
L’expérience utilisateur est souvent sacrifiée au nom de la « décentralisation pure » ou de la sécurité. Résultat ? Les gens essayent une fois, se frustrent, et ne reviennent jamais.
Les principales frictions UX qui bloquent l’adoption :
- La gestion des clés privées et seed phrases terrifie les nouveaux venus
- Les frais de gas imprévisibles rendent toute planification impossible
- La fragmentation multi-chaînes crée une confusion permanente
- Les erreurs de transaction peuvent coûter cher sans recours possible
- Les interfaces ressemblent souvent à des outils pour développeurs, pas pour humains
Le recrutement crypto : un marché fermé aux talents extérieurs
Un autre forme de gatekeeping se joue dans l’emploi. Les annonces demandent systématiquement une expérience « crypto-native », même pour des postes en marketing, compliance ou design.
Des professionnels expérimentés en fintech, en UX ou en réglementation se voient refuser des opportunités parce qu’ils n’ont pas déjà travaillé dans la blockchain. C’est absurde : l’industrie manque cruellement de talents matures et rejette ceux qui pourraient combler ce vide.
Les postes juniors représentent à peine 10 % des offres, alors que la majorité des holders crypto ont entre 24 et 35 ans. Résultat : un écosystème qui vieillit prématurément et manque de sang neuf.
Les conséquences économiques d’une industrie fermée
Ce gatekeeping n’est pas anodin. Il a un impact direct sur la valorisation et la croissance du secteur.
Le marché du Web3 est projeté à plus de 80 milliards de dollars d’ici 2030. Mais atteindre ce potentiel nécessite une adoption massive, pas une niche élitiste.
En restant inaccessible, l’industrie se prive de milliards d’utilisateurs potentiels, de talents précieux et d’investissements institutionnels qui attendent des produits matures et intuitifs.
L’accessibilité n’est pas une dilution. C’est la stratégie de croissance la plus puissante dans un marché naissant.
Les contre-arguments des défenseurs du gatekeeping
Certains justifient ces barrières en disant qu’elles protègent la qualité, filtrent les spéculateurs ou préservent la pureté technique.
Ils affirment que simplifier reviendrait à « dumb down » la technologie, à ouvrir la porte aux scams ou à perdre en crédibilité.
Mais l’histoire récente montre le contraire : le gatekeeping n’a pas empêché les rug pulls, les hacks ou la spéculation débridée. Il a simplement concentré ces risques dans un cercle plus restreint.
Des projets qui prouvent que l’accessibilité paie
Heureusement, certains acteurs montrent qu’une autre voie est possible. Et elle est bien plus rentable.
Prenez SheFi, un programme éducatif de huit semaines qui ne demande aucune connaissance préalable en blockchain. Il a formé plus de 3 000 personnes dans 90 pays, permettant à beaucoup de transitionner vers des carrières dans la crypto.
Ou Pudgy Penguins, qui a généré plus de 10 millions de dollars de revenus en vendant des jouets physiques dans 3 100 magasins Walmart. En connectant le monde réel au numérique de manière simple, ils ont propulsé leur market cap au-delà de 1,2 milliard.
Exemples concrets de succès grâce à l’inclusion :
- SheFi : éducation accessible → milliers de nouveaux talents intégrés
- Pudgy Penguins : produits physiques simples → explosion des ventes et adoption NFT
- Base ou Solana : onboarding simplifié → croissance explosive des utilisateurs actifs
- Coinbase Wallet : interface intuitive → millions d’utilisateurs non-techniques
Ces projets démontrent que rigueur technique et accessibilité ne sont pas incompatibles. Au contraire, ils se renforcent mutuellement.
Vers une culture vraiment permissionless
Le vrai défi n’est pas technique. La technologie existe déjà pour rendre la blockchain intuitive et sécurisée.
Le défi est culturel. Il faut abandonner l’idée que l’exclusion protège la qualité. Il faut arrêter de confondre complexité et sophistication.
Chaque fois qu’un projet choisit le jargon au lieu de la clarté, il fait un choix actif contre l’adoption. Chaque fois qu’une entreprise exige une expérience crypto-native pour un poste en marketing, elle se prive de talents précieux.
Ce qui doit changer concrètement
Pour briser ce cycle, plusieurs leviers peuvent être actionnés dès maintenant.
- Privilégier la clarté dans toute communication publique et documentation
- Créer des parcours d’onboarding progressifs plutôt que des plongées brutales
- Valoriser les compétences transférables dans le recrutement
- Investir massivement dans l’UX et le design centré utilisateur
- Récompenser les projets qui démocratisent l’accès, pas ceux qui cultivent l’exclusivité
- Former les équipes internes à expliquer simplement des concepts complexes
Ces changements ne diluent pas la technologie. Ils l’amplifient en la rendant disponible à des milliards de personnes.
Conclusion : le choix entre élitisme et révolution
Le Web3 est à la croisée des chemins. Il peut continuer à se complaire dans son entre-soi, à débattre de décentralisation dans des bulles fermées.
Ou il peut enfin appliquer ses propres principes à sa culture : permissionless, inclusif, ouvert.
Les projets qui choisiront l’accessibilité comme stratégie dominante hériteront du futur. Les autres resteront des anecdotes dans l’histoire d’un mouvement qui avait tout pour changer le monde… mais qui a préféré rester un club privé.
Le choix nous appartient. Collectivement.
