Imaginez-vous en l’an 1250. Vous cultivez la terre d’un seigneur, vous lui devez lui une partie de votre récolte, vous ne pouvez pas quitter le domaine sans son autorisation, et votre vie entière dépend de son bon vouloir. Maintenant, revenez en 2025. Vous ouvrez votre smartphone. Chaque clic, chaque story, chaque achat Amazon nourrit une poignée d’entreprises qui savent tout de vous et décident ce que vous verrez demain. La seule différence ? Le château est en verre à Mountain View et le seigneur s’appelle Mark ou Sundar.
Bienvenue dans le Feudalisme 2.0. Pas une métaphore exagérée, mais une réalité structurelle que de plus en plus d’économistes, de philosophes et de technologistes décrivent avec ce terme exact. Et la bonne nouvelle (ou la mauvaise, selon votre degré d’optimisme), c’est que nous avons peut-être, pour la première fois depuis trente ans, une véritable porte de sortie : la révolution décentralisée.
Quand les GAFAM sont devenus plus puissants que les États
Il y a dix ans, on parlait encore des GAFAM comme de « simples » entreprises privées. Aujourd’hui, cette formulation fait sourire tant elle semble datée. Apple pèse plus que le PIB de 90 % des pays membres de l’ONU. Google traite 92 % des recherches mondiales. Facebook et ses satellites décident quels gouvernements restent au pouvoir en Afrique subsaharienne ou en Asie du Sud-Est. Amazon contrôle 40 % du cloud mondial – donc une part énorme des données de l’État français, des hôpitaux britanniques ou des armées européennes.
Ces chiffres ne sont pas neufs. Ce qui l’est, c’est la prise de conscience collective : ces entreprises ne sont plus dans l’économie. Elles sont la nouvelle infrastructure géopolitique.
« Nous ne sommes plus dans une économie de marché capitaliste classique. Nous sommes entrés dans une ère de techno-féodalisme où une poignée de seigneurs numériques extraient une rente sur chaque interaction humaine. »
Yanis Varoufakis, économiste grec et auteur de Techno-feudalism : What Killed Capitalism
Les trois piliers du nouveau féodalisme numérique
Tout système féodal repose sur trois mécanismes fondamentaux. Le numérique les a parfaitement reproduits, mais à l’échelle planétaire et en temps réel.
- La rente sur la terre → la rente sur l’attention et les données
Le paysan médiéval donnait une partie de sa récolte. Vous donnez vos données comportementales, vos relations, vos photos d’enfants. - La dépendance au domaine → le lock-in platform
Quitter le domaine était presque impossible. Quitter WhatsApp, Gmail ou iCloud revient aujourd’hui à s’exclure socialement et professionnellement. - Le pouvoir extra-territorial du seigneur → la souveraineté privée
Le roi de France avait du mal à imposer sa loi aux grands barons. Les États modernes peinent à faire plier Meta ou Google, même avec des amendes de plusieurs milliards.
Les seigneurs décident des frontières… en un clic
En 2010, Google a modifié la frontière entre le Nicaragua et le Costa Rica sur Google Maps. Résultat ? L’armée nicaraguayenne a envahi une zone disputée, provoquant un incident diplomatique international. Google a présenté des excuses… et corrigé la carte. Fin de l’histoire.
En 2021, Facebook a purement et simplement débranché l’Australie entière pendant plusieurs jours parce que Canberra voulait faire payer les liens vers la presse locale. Un État souverain coupé du réseau social mondial en guise de punition. Qui a gagné ?
Ces exemples ne sont pas des anecdotes. Ils révèlent une réalité : les plateformes redessinent les règles du jeu mondial sans demander l’avis de personne.
Nous avons accepté le contrat féodal sans le lire
La phrase « si c’est gratuit, c’est vous le produit » est devenue un cliché. Pourtant, elle ne décrit qu’une partie du problème. Le vrai contrat que nous avons signé est bien plus profond : nous avons cédé notre souveraineté numérique contre de la commodité.
Ce que vous avez réellement accepté en cliquant « J’accepte les conditions » :
- Votre identité numérique ne vous appartient plus (elle est louée à vie à la plateforme)
- Vos relations sociales peuvent être monétisées ou supprimées sans préavis
- Vos données de santé, géolocalisation, préférences sexuelles ou politiques deviennent des actifs financiers
- Vous n’avez aucun recours réel en cas de censure ou de déplatformisation
Et le pire ? Nous renouvelons ce contrat plusieurs fois par jour, à chaque mise à jour d’application.
Web3 : la révolte paysanne du XXIe siècle
L’histoire montre que le féodalisme classique s’est effondré quand de nouvelles technologies ont redistribué le pouvoir : la poudre à canon a tué le château fort, la presse à imprimer a tué le monopole clérical sur le savoir, la machine à vapeur a tué la dépendance à la terre.
Aujourd’hui, la cryptographie, les blockchains et les protocoles décentralisés jouent exactement le même rôle. Ils ne demandent pas la permission. Ils rendent la censure économiquement coûteuse, le vol de données techniquement difficile, et la confiscation d’identité impossible.
« Bitcoin est avant tout une déclaration d’indépendance financière. Ethereum est une déclaration d’indépendance computationnelle. Ensemble, ils forment une déclaration d’indépendance numérique. »
Vitalik Buterin, cofondateur d’Ethereum
Les armes concrètes de la révolution décentralisée
- Self-custody des clés privées
Vous devenez votre propre banque, votre propre notaire, votre propre registre d’état civil numérique. - Identités décentralisées (DID et credentials vérifiables)
Vous prouvez votre âge, diplôme ou solvabilité sans révéler toute votre vie à une entreprise. - Stockage décentralisé (IPFS, Arweave, Filecoin)
Vos photos, documents et souvenirs ne peuvent plus être effacés par un community manager zélé. - Monnaies et tokens programmables
Vous pouvez être rémunéré directement pour votre contenu, votre attention ou votre données, sans intermédiaire qui prélève 30 %. - Gouvernance on-chain
Les règles du jeu sont écrites en code ouvert et modifiables par ceux qui participent, pas par un conseil d’administration secret.
Les institutions commencent à comprendre l’enjeu
Ce n’est plus seulement l’affaire de cypherpunks barbus. Les États, les banques centrales et les grandes entreprises réalisent qu’être vassal numérique d’un seigneur américain ou chinois n’est plus tenable.
L’Union européenne investit des centaines de millions dans EBSI (European Blockchain Services Infrastructure). La Chine a son BSN Blockchain. La Banque de France expérimente la monnaie numérique de banque centrale sur blockchain publique. Même BlackRock, temple du capitalisme financier traditionnel, a lancé son premier fonds tokenisé sur Ethereum en 2024.
Ils ne le font pas par amour du logiciel libre. Ils le font parce que la dépendance à Amazon Web Services ou Microsoft Azure est devenue une vulnérabilité stratégique majeure.
La révolution ne sera pas télévisée… elle sera on-chain
Le féodalisme 1.0 n’a pas disparu en un jour. Il s’est effrité lentement, village par village, invention par invention. Le féodalisme 2.0 connaîtra le même sort.
Chaque portefeuille non-custodial créé, chaque identité décentralisée adoptée, chaque application qui migre vers un protocole ouvert est une brique retirée du château numérique des GAFAM.
Nous n’avons pas besoin de faire la révolution avec des cocktails Molotov. Nous la faisons déjà, tranquillement, à chaque fois que nous choisissons Mastodon au lieu de X, Signal au lieu de WhatsApp, ou que nous stockons nos bitcoins en self-custody.
Le futur ne sera pas parfait. Il y aura des scams, des bugs, des débats interminables sur Discord à 3h du matin. Mais pour la première fois depuis l’invention d’Internet, nous avons une chance réelle de construire un monde numérique où le pouvoir est distribué, où l’identité est inaliénable, et où personne ne peut vous débrancher sur un coup de tête.
Le féodalisme a duré mille ans. Le techno-féodalisme n’aura peut-être que trente ans. Tout dépend de nous.
Alors la question n’est plus de savoir si nous allons sortir du féodalisme numérique. Elle est de savoir si nous serons acteurs de cette sortie… ou si nous resterons vassaux par inertie.
Le choix vous appartient. Votre clé privée aussi.
