Imaginez que votre argent numérique, celui que vous utilisez déjà quotidiennement sur votre téléphone, commence soudainement à vous rapporter des intérêts, comme un bon vieux livret d’épargne… mais en version 2.0. C’est précisément ce que la Chine s’apprête à faire avec son yuan numérique, le e-CNY. À partir du 1er janvier 2026, une page importante de l’histoire des monnaies digitales étatiques va s’écrire.
Après des années de tests, de pilotes dans des dizaines de villes et des milliards de transactions, la Banque populaire de Chine (PBOC) décide de franchir un cap majeur : transformer son CBDC d’un simple outil de paiement en véritable instrument d’épargne rémunéré. Ce changement n’est pas anodin. Il pourrait redessiner la concurrence avec les géants du paiement mobile et même influencer la course mondiale à l’adoption des monnaies numériques de banque centrale.
Une évolution stratégique majeure pour le yuan numérique
Depuis son lancement officiel en phase pilote en 2019-2020, le yuan numérique a toujours été présenté comme une forme évoluée d’argent liquide électronique : rapide, traçable, programmable, mais sans intérêts. Cette philosophie avait un objectif clair : concurrencer Alipay et WeChat Pay sans cannibaliser totalement les dépôts bancaires traditionnels.
Pourtant, malgré des résultats impressionnants en volume de transactions (plus de 3,48 milliards recensés en novembre 2025), l’adoption grand public restait relativement timide comparée aux mastodontes du paiement mobile chinois. La PBOC a donc pris une décision forte : faire entrer le e-CNY dans l’ère de la rémunération.
« Le yuan numérique passe d’une logique de cash digital à celle d’une véritable monnaie de dépôt numérique. »
Lu Lei, vice-gouverneur de la PBOC
Cette phrase, extraite d’un article publié dans le journal officiel Financial News, résume à elle seule la révolution qui se prépare. Passer d’un outil transactionnel à un produit d’épargne, c’est changer la nature même du projet.
Qui aura droit aux intérêts ?
Attention, tous les portefeuilles e-CNY ne seront pas concernés. Seuls les wallets vérifiés (donc liés à une identité réelle via les procédures KYC les plus strictes) pourront bénéficier de cette rémunération. La PBOC précise que les intérêts seront alignés sur les taux pratiqués pour les dépôts classiques, dans le cadre des accords d’autorégulation du secteur bancaire chinois.
Autre point crucial : les soldes en yuan numérique sur ces portefeuilles vérifiés bénéficieront de la même garantie des dépôts que les comptes bancaires traditionnels, soit une protection jusqu’à 500 000 RMB par personne et par banque selon le système actuel d’assurance des dépôts.
Les grands gagnants de cette réforme :
- Les banques commerciales qui pourront intégrer le e-CNY dans leur gestion actif-passif
- Les particuliers disposant de wallets vérifiés
- Les entreprises qui utilisent déjà le yuan numérique pour leurs paiements
- L’État chinois qui renforce l’attractivité de sa monnaie digitale
Les nouvelles contraintes pour les acteurs non-bancaires
Si les banques gagnent en flexibilité, les fintechs et autres sociétés de paiement non bancaires vont au contraire voir leurs contraintes se renforcer. Elles devront désormais détenir la totalité (100 %) des fonds de leurs clients en yuan numérique sous forme de réserves obligatoires auprès de la PBOC.
Cette mesure vise à éviter toute fragmentation du système et à garder un contrôle total sur la masse monétaire numérique en circulation. Elle marque aussi une volonté claire de recentrer le pouvoir sur les institutions bancaires traditionnelles et sur la banque centrale elle-même.
Pourquoi ce changement maintenant ?
Plusieurs facteurs expliquent ce tournant stratégique de la part des autorités chinoises :
- Concurrence toujours très forte d’Alipay et WeChat Pay
- Nécessité d’inciter davantage les citoyens à utiliser le e-CNY au quotidien
- Volonté de concurrencer les stablecoins privés et les CBDC étrangères
- Préparation d’une internationalisation accélérée du yuan numérique
- Contexte géopolitique tendu et recherche d’autonomie financière
Le yuan numérique n’est plus seulement un projet de modernisation du système de paiement intérieur. Il devient un outil stratégique de souveraineté monétaire et d’influence internationale.
L’internationalisation s’accélère
Quelques jours seulement avant l’annonce des intérêts, la PBOC avait déjà multiplié les signaux forts sur la scène internationale. De nouveaux pilotes transfrontaliers sont prévus avec :
- Singapour
- Thaïlande
- Hong Kong
- Émirats Arabes Unis
- Arabie Saoudite
Ces projets s’inscrivent dans une logique plus large de dédollarisation partielle et d’utilisation accrue du yuan dans les échanges commerciaux bilatéraux. L’ouverture en septembre 2025 d’un Centre des Opérations Internationales du e-CNY à Shanghai venait déjà renforcer cette ambition.
« Le yuan numérique n’est plus confiné aux frontières chinoises. Il devient un instrument de puissance monétaire douce. »
Analyste financier basé à Hong Kong
Avec la possibilité de payer des intérêts, le e-CNY pourrait devenir plus attractif pour les acteurs étrangers qui cherchent à détenir des avoirs en yuan sans passer par les circuits bancaires classiques, souvent plus lents et plus coûteux.
Quels impacts pour les utilisateurs chinois ?
Pour le citoyen lambda, cette évolution pourrait changer les habitudes de paiement et d’épargne. Aujourd’hui, la majorité des Chinois placent leur argent sur des comptes courants peu ou pas rémunérés chez Alipay ou WeChat, ou sur des produits d’épargne plus classiques auprès des banques.
Demain, conserver une partie de son patrimoine sur un wallet e-CNY vérifié pourrait devenir une option à la fois pratique, sécurisée et légèrement rémunératrice. Cela pourrait également inciter les plus jeunes générations, très attachées à leur smartphone, à migrer davantage vers le yuan numérique.
Avantages potentiels pour les particuliers :
- Rémunération sur les soldes
- Garantie des dépôts identique aux comptes bancaires
- Traçabilité et sécurité renforcées
- Possibilité d’utiliser le même portefeuille partout en Chine
- Intégration croissante dans le commerce international
Les défis qui restent à relever
Malgré ces avancées, plusieurs obstacles demeurent sur la route du yuan numérique :
- La méfiance d’une partie de la population envers la traçabilité totale
- La concurrence écrasante des super-applications WeChat et Alipay
- Le besoin d’éducation financière autour du produit
- Les questions de confidentialité et de protection des données
- La gestion des taux d’intérêt dans un contexte économique chinois particulier
La PBOC devra trouver le juste équilibre entre incitation à l’usage et maintien d’un contrôle monétaire très strict.
Un précédent mondial ?
Très peu de banques centrales ont déjà annoncé la rémunération de leur monnaie numérique de détail. La plupart des projets de CBDC restent cantonnés à une logique de cash digital non rémunéré ou à des usages strictement interbancaires (comme le cas du wholesale CBDC).
En choisissant cette voie, la Chine pourrait créer un précédent majeur et forcer les autres grandes économies à accélérer leurs propres réflexions stratégiques sur la question de la rémunération des CBDC retail. La course à la suprématie monétaire numérique s’intensifie.
Vers une nouvelle ère monétaire chinoise
Le 1er janvier 2026 ne marquera pas seulement le début des intérêts sur le yuan numérique. Ce sera le symbole d’une ambition beaucoup plus vaste : faire du e-CNY un pilier central du système financier chinois, à la fois pour les usages domestiques et pour les échanges internationaux.
Entre contrôle renforcé, modernisation financière et projection de puissance monétaire, la Chine dessine avec le yuan numérique un futur où la monnaie digitale n’est plus un simple gadget technologique, mais un instrument stratégique à part entière.
Les prochains mois seront décisifs pour mesurer l’impact réel de cette réforme sur les habitudes des 1,4 milliard de Chinois et sur la perception mondiale des CBDC. Une chose est sûre : le yuan numérique sort définitivement de l’ombre pour entrer dans une nouvelle phase de maturité.
Et vous, pensez-vous que cette évolution pourrait inspirer d’autres grandes puissances ? La rémunération des monnaies numériques de banque centrale deviendra-t-elle la norme dans les années à venir ? L’histoire monétaire du XXIe siècle est en train de s’écrire… et elle s’écrit en mandarin.
