Imaginez un petit agriculteur argentin qui expédie ses produits au Brésil. Le camion franchit la frontière en quelques jours, mais le paiement, lui, met des semaines à arriver. Entre les frais bancaires exorbitants, les fluctuations de change et les reconciliations manuelles, c’est un véritable parcours du combattant. Cette scène, banale en Amérique latine, illustre parfaitement les freins qui étouffent le potentiel économique de la région.
Pourtant, des solutions existent déjà à l’échelle nationale. Au Brésil, PIX a démontré qu’un système de paiement instantané, gratuit et disponible 24/7 peut transformer la vie quotidienne de millions de personnes. Mais dès que l’on franchit une frontière, tout s’effondre. C’est ici que les stablecoins entrent en jeu, non pas pour remplacer les systèmes existants, mais pour les relier entre eux.
Les stablecoins : une opportunité unique pour l’Amérique latine
L’Amérique latine regorge de ressources, de talents et d’opportunités. Cependant, elle souffre d’une fragmentation financière chronique : marchés des changes éclatés, contrôles de capitaux stricts, dépendance au dollar. Les stablecoins, bien régulés, pourraient devenir le ciment qui manque à cette région pour enfin décoller économiquement.
Les bottlenecks du système fiat actuel
Dans de nombreux pays latino-américains, les systèmes domestiques fonctionnent plutôt bien. Le Brésil avec PIX, le Mexique avec SPEI ou le Chili avec ses avances en matière de fintech montrent que l’innovation est possible localement. Le vrai problème surgit aux frontières.
Les entreprises doivent jongler avec des banques correspondantes, des délais longs et des coûts élevés. Les travailleurs migrants envoyant de l’argent à leur famille subissent des frais qui grignotent une part importante de leurs transferts. Cette réalité freine le commerce intra-régional et maintient des millions de personnes dans l’exclusion financière.
Le rôle des stablecoins n’est pas de remplacer les systèmes qui marchent, mais de les étendre au-delà des frontières nationales.
Pourquoi les stablecoins sont particulièrement adaptés à la région
Les stablecoins offrent une stabilité monétaire dans des économies souvent volatiles. Ils permettent des règlements quasi-instantanés, à faible coût, et fonctionnent 24/7. Contrairement aux transferts traditionnels, ils ne dépendent pas des horaires bancaires ni des intermédiaires multiples.
En Amérique latine, où l’accès aux services bancaires reste limité pour une large partie de la population, ces actifs numériques peuvent servir de passerelle vers l’inclusion financière. Ils permettent aussi de contourner certains contrôles de capitaux sans pour autant encourager l’évasion fiscale, à condition d’une régulation intelligente.
Avantages clés des stablecoins en Amérique latine :
- Règlements transfrontaliers en quelques secondes au lieu de jours ou semaines
- Coûts drastiquement réduits par rapport aux réseaux traditionnels comme SWIFT
- Transparence totale grâce à la traçabilité blockchain
- Accessibilité pour les populations non bancarisées via smartphone
- Résistance à l’inflation locale grâce à l’ancrage sur des monnaies stables
L’exemple brésilien : PIX et BRL1, une combinaison gagnante
Le Brésil illustre parfaitement comment intégrer les stablecoins sans bouleverser l’existant. PIX compte déjà plus de 178 millions d’utilisateurs en 2025, soit 93 % de la population adulte. Ce système a révolutionné les paiements domestiques.
Mais pour aller plus loin, le pays a lancé BRL1, un stablecoin adossé 1:1 au real brésilien et émis sur des rails publics. Son premier cas d’usage concret ? Permettre le transfert instantané de fonds entre trois plateformes d’échange locales. Le règlement passe d’heures à secondes, libérant ainsi des capitaux auparavant immobilisés.
En combinant PIX pour les entrées et sorties fiat avec BRL1 pour les mouvements on-chain, le Brésil crée une liquidité programmable qui relie paiements retail, marchés de capitaux et remittances sur une seule infrastructure auditable.
La régulation : le facteur décisif
Tout le potentiel des stablecoins repose sur la qualité de leur encadrement réglementaire. Copier-coller les règles conçues pour les grandes banques multinationales serait une erreur fatale. Il faut au contraire une approche proportionnée et basée sur les risques.
Une régulation trop lourde rendrait les petits transferts inabordables à cause des coûts de conformité. À l’inverse, des règles adaptées permettraient d’inclure les PME et les particuliers tout en maintenant la sécurité et la lutte contre le blanchiment.
- Licences claires pour les émetteurs de stablecoins
- Gestion transparente des réserves avec audits réguliers
- Divulgation obligatoire des informations clés
- KYC unifié à l’échelle régionale pour faciliter l’interopérabilité
- Mesures proportionnelles selon le volume et le risque des transactions
L’alignement régional est crucial. Tant que chaque pays appliquera ses propres règles sans coordination, les stablecoins resteront fragmentés. Une harmonisation permettrait au contraire de créer un véritable marché unique numérique pour l’Amérique latine.
Cas d’usage concrets au-delà des paiements
Les stablecoins ne se limitent pas aux transferts d’argent. Ils ouvrent la voie à une tokenisation massive des actifs réels, particulièrement utile pour les petites et moyennes entreprises.
Une entreprise mexicaine pourrait tokeniser ses créances clients et les rendre accessibles à des investisseurs internationaux cherchant du rendement. Cela créerait un nouveau canal de financement pour les PME, traditionnellement exclues des marchés de capitaux.
Exemples prometteurs d’utilisation des stablecoins :
- Remittances instantanées USD-MXN avec réconciliation simplifiée pour les PME
- Maintien de corridors à risque (comme vers le Venezuela) avec screening sanctions avancé
- Tokenisation de crédit privé pour connecter PME locales et capitaux globaux
- Optimisation de trésorerie corporate multi-devises sans exposition FX
- Paiements intra-régionaux pour le commerce (Argentine-Brésil, Mexique-Colombie)
Les risques à ne pas ignorer
Si les opportunités sont immenses, les dangers existent aussi. Une régulation laxiste pourrait favoriser le blanchiment ou l’évasion fiscale. À l’inverse, une approche trop répressive tuerait l’innovation dans l’œuf.
Il faut également veiller à ne pas déstabiliser le système bancaire existant ni la fintech locale florissante. Les stablecoins doivent être vus comme un complément, pas comme un concurrent destructeur.
Le vrai test des stablecoins ne réside pas dans leur marketing, mais dans leurs performances réelles : vitesse, coût, transparence.
Vers une intégration régionale réussie
Pour que les stablecoins tiennent leurs promesses, l’Amérique latine doit dépasser ses tendances isolationnistes. Une coopération régionale renforcée, avec des standards communs, est indispensable.
Les régulateurs doivent privilégier l’expérimentation via des bacs à sable (sandboxes) réglementaires. Les pilotes réussis, comme BRL1 au Brésil, doivent inspirer les voisins. L’objectif : transformer la discussion sur l’inclusion financière en réalité concrète, transfrontalière et en temps réel.
L’avenir des stablecoins en Amérique latine ne dépend pas tant de la technologie – déjà mature – que de la volonté politique et réglementaire. En évitant de reproduire les erreurs du système fiat traditionnel, la région a une chance historique de bâtir une infrastructure financière moderne, inclusive et compétitive.
Les prochaines années diront si les décideurs ont su saisir cette opportunité ou s’ils ont préféré reconduire les anciens bottlenecks sous forme numérique. Une chose est sûre : le potentiel est là, prêt à être libéré.
