Imaginez une entreprise privée qui émet plus de 174 milliards de dollars de monnaie numérique, place la majorité de ses réserves dans la dette du pays le plus puissant du monde et empoche plus de 10 milliards de dollars de bénéfices en une seule année, sans rendre de comptes à aucun État. Cette entreprise existe. Elle s’appelle Tether. Et la question n’est plus de savoir si elle est solide, mais jusqu’où son influence s’étend réellement.
Tether, l’ombre qui dépasse les géants
Longtemps critiquée, moquée, accusée de tous les maux, Tether a survécu à chaque vague de scepticisme. Aujourd’hui, en cette fin d’année 2025, les chiffres parlent d’eux-mêmes et forcent le respect, même chez ses anciens détracteurs.
Un trésor de guerre qui fait trembler les classements mondiaux
Fin 2025, plus de 174 milliards d’USDT circulent dans le monde. Pour garantir cette masse monétaire colossale, Tether détient 181 milliards de dollars de réserves. Mais le plus impressionnant reste la composition de ces réserves.
Près de 135 milliards de dollars sont investis en bons du Trésor américain, principalement à court terme. À titre de comparaison, cela place Tether parmi les 17 plus grands détenteurs de dette publique américaine au monde, devant des nations entières comme la Corée du Sud ou l’Arabie saoudite.
Une société née dans l’écosystème crypto il y a moins de dix ans est devenue un créancier majeur des États-Unis. Quand Tether achète ou vend des T-Bills, les salles de marché de Wall Street le ressentent.
Les mécanismes d’une banque centrale… version privée
Regardons de plus près comment fonctionne Tether au quotidien. L’analogie avec une banque centrale devient presque effrayante de précision.
- Émission monétaire : Tether « mint » de nouveaux USDT quand des clients institutionnels déposent des dollars. Exactement comme la Fed augmente la masse monétaire.
- Gestion active des réserves : Le portefeuille n’est pas statique. Il est optimisé en permanence pour la liquidité et le rendement.
- Seigneuriage : Les détenteurs d’USDT ne touchent aucun intérêt, alors que Tether perçoit les rendements des T-Bills. En 2025, cela représente plus de 10 milliards de dollars de bénéfices purs.
- Outils de contrôle : Tether peut geler des portefeuilles à la demande des autorités (plus de 800 millions déjà bloqués) et décide souverainement sur quelles blockchains l’USDT existe.
« Tether n’est plus un émetteur de stablecoin. C’est une banque centrale privée transnationale pour l’économie numérique mondiale. »
Le privilège ultime : vivre des intérêts que vous ne touchez pas
C’est là que le modèle devient fascinant, et pour certains, profondément injuste.
Vous détenez des USDT. Ces USDT sont garantis à plus de 100 % par des actifs qui rapportent environ 4,5 à 5 % par an. Mais vous, utilisateur final, ne touchez rien. Tout l’intérêt va dans la poche de Tether Limited.
En 2025, avec des taux toujours élevés, ce mécanisme a généré plus de 10 milliards de dollars de profits nets. C’est plus que la majorité des grandes banques mondiales. Et tout ça sans avoir à gérer de guichets, de crédits immobiliers ou de régulation prudentielle lourde.
Le modèle Tether en une phrase :
Les utilisateurs apportent la liquidité et assument le risque de contrepartie. Tether empoche le rendement. C’est le rêve absolu du banquier, réalisé dans la crypto.
Les limites de l’analogie : Tether n’est pas (encore) une banque centrale
Malgré toutes ces similitudes, il reste des différences fondamentales.
- Tether n’a aucun mandat public. Elle ne répond à aucun électorat.
- Elle ne peut pas jouer le rôle de prêteur en dernier ressort en cas de crise systémique.
- Ses réserves dépendent de partenaires bancaires privés. Un bank run massif pourrait théoriquement poser problème (même si la structure actuelle rend cela très improbable).
- La transparence reste perfectible : on parle d’attestations trimestrielles par BDO, mais pas encore d’un audit complet annuel comme une banque cotée.
Cela dit, ces limites s’amenuisent d’année en année. Et la question n’est plus technique, elle est politique.
Un acteur devenu systémique : trop gros pour échouer ?
L’USDT représente aujourd’hui plus de 70 % du volume des échanges crypto hors Bitcoin. Des centaines de protocoles DeFi, des exchanges centralisés du monde entier, des traders en Asie, en Afrique, en Amérique latine… tous dépendent de cette tuyauterie financière.
Si Tether venait à vaciller, même temporairement, l’effet domino serait catastrophique. Les régulateurs le savent. C’est probablement pour cela que les attaques frontales ont cessé. On ne tire plus sur l’ambulance quand tout l’hôpital dépend d’elle.
Et demain ? Vers un monde où les stablecoins privés remplacent les monnaies nationales ?
Tether ne s’arrête pas là. La société diversifie ses investissements : intelligence artificielle, énergies renouvelables, éducation, mines de Bitcoin… Elle construit un véritable empire industriel.
On voit déjà apparaître des stablecoins yield-bearing (qui rapportent des intérêts aux détenteurs). Des protocoles DeFi permettent de prêter ses USDT et de toucher une partie du rendement qui allait autrefois à 100 % à Tether.
La prochaine révolution ne sera pas technique. Elle sera distributive : redonner aux utilisateurs la part du rendement qu’ils méritent.
« Le vrai scandale n’est pas que Tether gagne autant d’argent. C’est que les détenteurs d’USDT n’en touchent pas un centime. »
Conclusion : nous assistons à la naissance d’un nouveau type d’institution
Tether n’est pas une banque centrale au sens traditionnel. Mais elle n’est plus non plus un simple émetteur de stablecoin. Elle incarne quelque chose de nouveau : une banque centrale privée globale, née du marché, qui finance indirectement le déficit américain tout en structurant l’économie numérique mondiale.
Son histoire raconte la plus grande transformation financière de notre époque : le passage d’un monde où la création monétaire était monopolisée par les États à un monde où des entités privées transnationales peuvent, sous certaines conditions, remplir ce rôle avec plus d’efficacité.
Que l’on s’en réjouisse ou que l’on s’en inquiète, une chose est certaine : Tether fait partie des institutions qui façonneront la décennie à venir. Et peut-être bien le siècle.

