Imaginez un monde où une seule règle pourrait effacer Bitcoin, Ethereum et des centaines de réseaux décentralisés qui gèrent des trillions d’euros chaque année. Cela semble exagéré ? Pourtant, une ligne discrète dans un document européen pourrait bien transformer ce scénario en réalité. En avril 2025, le Comité européen de la protection des données (EDPB) a publié des lignes directrices qui placent les blockchains publiques dans une position intenable. Une phrase, enfouie au paragraphe 63, suggère que si une donnée personnelle ne peut être supprimée, l’ensemble de la blockchain pourrait devoir l’être. Ce conflit entre le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) et les principes fondamentaux des blockchains publiques menace non seulement l’innovation technologique, mais aussi les ambitions de souveraineté numérique de l’Europe. Alors, comment en sommes-nous arrivés là, et que peut-on faire pour éviter une catastrophe numérique ?
Un Conflit Inévitable entre RGPD et Blockchain
Le RGPD, entré en vigueur en 2018, est souvent salué comme la référence mondiale en matière de protection des données. Mais il a été conçu pour un monde où les données sont stockées sur des serveurs centraux, gérés par une entité unique capable de les modifier ou de les supprimer à la demande. Les blockchains publiques, comme Bitcoin ou Ethereum, fonctionnent différemment. Elles reposent sur des milliers de nœuds indépendants, répartis à travers le monde, qui garantissent l’immutabilité des données. Cette caractéristique, essentielle à leur fiabilité, entre en collision frontale avec l’article 17 du RGPD, qui consacre le droit à l’oubli.
Les blockchains publiques sont par nature incompatibles avec l’idée de supprimer une donnée spécifique sans compromettre l’intégrité de l’ensemble du réseau.
Un expert en blockchain anonyme
Pour comprendre l’ampleur du problème, il faut saisir ce qui rend les blockchains uniques. Chaque transaction est enregistrée dans un bloc, lié aux précédents par une chaîne cryptographique. Modifier ou supprimer un seul bloc nécessiterait de réécrire toute l’histoire de la blockchain, ce qui est techniquement impossible sans l’accord de tous les nœuds. Le RGPD, en ignorant cette réalité, impose une obligation qui pourrait contraindre les opérateurs à détruire des réseaux entiers pour se conformer à une demande de suppression de données.
Pourquoi le RGPD est inadapté aux blockchains
Le RGPD part du principe qu’il existe un responsable du traitement des données, une entité centrale capable de contrôler et de modifier les informations. Dans une blockchain publique, il n’y a pas de responsable unique. Les validateurs, souvent des particuliers ou des entités indépendantes, maintiennent le réseau sans avoir de contrôle direct sur les données. Les directives de l’EDPB, en qualifiant ces validateurs de responsables du traitement, imposent des obligations juridiques écrasantes à des acteurs qui n’ont ni le pouvoir ni les ressources pour les assumer.
Les principales incompatibilités entre RGPD et blockchains publiques :
- Le droit à l’oubli exige la suppression de données, impossible sans compromettre l’immutabilité.
- La notion de responsable du traitement ne s’applique pas à un réseau décentralisé.
- Les transferts internationaux de données sont complexes à réguler dans un réseau sans frontières.
Ces incompatibilités ne sont pas nouvelles. Depuis des années, les experts en blockchain alertent sur le fossé entre les exigences du RGPD et la réalité technique des réseaux décentralisés. Pourtant, les nouvelles directives semblent ignorer les solutions existantes, comme les preuves à divulgation nulle de connaissance (zero-knowledge proofs) ou les hachages salés, qui permettent de protéger la vie privée sans altérer la blockchain.
Les ambitions européennes en péril
L’Europe rêve de souveraineté numérique. D’ici 2030, la Commission européenne ambitionne que 75 % des entreprises de l’UE adoptent des technologies cloud et edge, avec 10 000 nœuds edge neutres en carbone. L’objectif est clair : réduire la dépendance aux géants technologiques américains comme Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud, qui contrôlent 70 % du marché européen du cloud. Mais cette vision repose sur une infrastructure décentralisée, où les blockchains jouent un rôle clé pour coordonner les fournisseurs et garantir la sécurité des données.
Une blockchain publique est le seul moyen de créer un cloud véritablement indépendant, mais le RGPD risque de rendre cela illégal.
Kai Wawrzinek, co-fondateur d’Impossible Cloud
En menaçant de rendre les blockchains publiques non conformes, le RGPD compromet directement ces ambitions. Les projets européens de cloud décentralisé, comme celui porté par Impossible Cloud, risquent de s’effondrer sous le poids de règles inadaptées. Pire encore, les investisseurs pourraient se détourner des startups européennes, freinant l’innovation et renforçant la domination des hyperscalers américains.
Les conséquences pour les développeurs européens
Les directives de l’EDPB ne se contentent pas de menacer les blockchains existantes ; elles freinent l’ensemble de l’écosystème web3 en Europe. En exigeant la possibilité de supprimer une blockchain entière pour une seule donnée, elles introduisent un risque existentiel pour tout projet basé sur une blockchain publique. Les conséquences sont multiples :
Impacts concrets des directives sur les développeurs :
- Risque juridique : Les validateurs, même bénévoles, pourraient être tenus responsables comme des entreprises.
- Réduction des nœuds : Moins de participants affaibliraient la sécurité des réseaux.
- Frein à l’innovation : Les investisseurs éviteraient les projets risquant une non-conformité.
En outre, les directives favorisent implicitement les blockchains permissionnées, où un contrôle centralisé est possible. Cela va à l’encontre de l’esprit même de la décentralisation, qui est au cœur des réseaux comme Ethereum. Les développeurs se retrouvent poussés vers des architectures centralisées, celles-là mêmes que l’Europe prétend vouloir dépasser.
Des solutions pour concilier vie privée et décentralisation
La bonne nouvelle ? Il existe des moyens de protéger la vie privée sans sacrifier les blockchains publiques. Les technologies modernes offrent des solutions élégantes qui respectent à la fois le RGPD et l’intégrité des réseaux décentralisés. Voici quelques pistes :
- Destruction de clés cryptographiques : Supprimer une clé privée peut rendre les données inaccessibles, équivalant à une suppression.
- Preuves à divulgation nulle : Ces techniques permettent de vérifier des informations sans révéler les données sous-jacentes.
- Hachages non identifiants : Un hachage de 32 octets ne peut être considéré comme une donnée personnelle.
En intégrant ces solutions, le RGPD pourrait être adapté pour reconnaître les spécificités des blockchains. Par exemple, les validateurs pourraient être considérés comme des sous-traitants plutôt que des responsables du traitement, réduisant leur charge juridique. De plus, une clarification sur la nature non personnelle des hachages éviterait des interprétations trop strictes.
Un précédent encourageant : MiCA
L’Europe a déjà prouvé qu’elle pouvait créer des régulations adaptées aux technologies émergentes. Le règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets), adopté récemment, encadre les cryptomonnaies sans les étouffer. Il montre qu’un équilibre est possible entre innovation et régulation. Pourquoi ne pas appliquer la même approche au RGPD ? En supprimant la clause du paragraphe 63 et en intégrant des solutions techniques, l’Europe pourrait préserver à la fois la vie privée et son avenir numérique.
Le RGPD doit évoluer pour embrasser les technologies qui redéfinissent la souveraineté numérique, pas les détruire.
Un membre de l’Initiative Crypto Européenne
Un ultimatum avant la date butoir
Le 9 juin 2025 marque la fin de la consultation publique sur les directives de l’EDPB. Après cette date, le texte deviendra la référence pour l’application du RGPD aux blockchains. Si rien ne change, l’Europe risque de se couper de l’innovation mondiale en matière de blockchain, tout en renforçant sa dépendance aux géants technologiques étrangers. Les développeurs, les investisseurs et les décideurs politiques ont moins d’un mois pour faire entendre leur voix.
Comment agir avant le 9 juin ?
- Participer à la consultation publique sur le portail de l’EDPB.
- Soutenir les initiatives comme l’European Crypto Initiative et Web3Privacy Now.
- Sensibiliser les décideurs politiques aux enjeux de la décentralisation.
Le temps presse. Sans une mobilisation rapide, l’Europe pourrait se retrouver à payer des géants américains pour héberger ses données dites souveraines, tandis que le reste du monde construit des infrastructures décentralisées plus robustes et respectueuses de la vie privée.
Vers un avenir numérique équilibré
Le conflit entre le RGPD et les blockchains publiques n’est pas une fatalité. Avec des ajustements ciblés, l’Europe peut protéger la vie privée tout en restant à la pointe de l’innovation. En reconnaissant les solutions cryptographiques et en adaptant ses règles, elle peut bâtir un écosystème numérique qui allie décentralisation, sécurité et respect des données personnelles. Mais pour cela, il faut agir maintenant. L’avenir de la souveraineté numérique européenne en dépend.