Imaginez un pays où des millions de personnes consultent quotidiennement des sites d’information crypto, comme on vérifierait la météo. Un marché où l’intérêt ne faiblit jamais, même quand les prix stagnent. Et pourtant, dès qu’il s’agit de passer à l’action sur la blockchain, cet enthousiasme s’évapore presque totalement. C’est exactement ce qui se passe en Corée du Sud en ce moment.
Avec 57 millions de visites enregistrées sur les plateformes crypto natives au deuxième trimestre 2025, la Corée domine largement l’Asie. Mais derrière cette fidélité apparente aux médias se cache une réalité plus nuancée : une rétention on-chain dramatiquement faible, souvent limitée à 1 ou 2 %. Ce paradoxe mérite qu’on s’y attarde.
Le paradoxe coréen : passion médiatique, frilosité on-chain
La Corée du Sud n’est pas un acteur ordinaire dans l’univers crypto. Elle représente près de 60 % du trafic crypto natif en Asie. Les chiffres du deuxième trimestre parlent d’eux-mêmes : environ 19 millions de visites par mois, avec une stabilité impressionnante d’un mois à l’autre.
Cette régularité traduit une habitude profondément ancrée. Les Coréens ne découvrent pas le crypto par hasard. Ils reviennent intentionnellement, jour après jour, sur leurs plateformes préférées. C’est une forme d’engagement rare dans le secteur.
Une fidélité bâtie sur des habitudes solides
Ce qui frappe, c’est la part massive du trafic direct. Sur les principaux sites coréens, elle oscille entre 58 % et 73 %. Les utilisateurs tapent l’adresse directement dans leur navigateur ou utilisent des favoris. Pas besoin de publicité ou de réseaux sociaux pour les attirer.
Les forums communautaires jouent également un rôle central. Des plateformes historiques comme DCInside, FM Korea ou Ppomppu restent des sources majeures de référencement. Contrairement à d’autres régions où X ou Telegram dominent, la Corée conserve une culture de discussion ancrée dans ces espaces traditionnels.
Les principaux sites coréens et leur part de trafic direct
- Coinpan : environ 65 %
- Coinness : jusqu’à 73 %
- Blockmedia : autour de 60 %
- CoinReaders : près de 58 %
Cette structure révèle un écosystème médiatique mature, où la loyauté prime sur la découverte virale. Les lecteurs coréens sont exigeants et constants. Ils consomment l’information crypto comme une routine quotidienne.
L’émergence timide de l’IA dans la découverte
Un phénomène intéressant commence à pointer : le trafic provenant des outils d’intelligence artificielle. Pour l’instant, il reste marginal et inégal. Seul Blockmedia affiche près de 24 % de référencements via Perplexity, tandis que Coinpan atteint presque 10 %. Les autres grands sites n’enregistrent pratiquement rien.
Cela suggère que les contenus courts et rapides sont plus facilement indexés par les IA. Les plateformes axées sur les mises à jour instantanées profitent précocement de cette nouvelle voie de découverte. Mais globalement, les habitudes traditionnelles dominent encore largement.
Les Coréens adorent lire sur la crypto, mais ils restent très sélectifs quant à leur engagement réel sur la blockchain.
KAIA : miroir de l’activité on-chain coréenne
Pour comprendre l’engagement réel, il faut regarder la blockchain KAIA. Issue de la fusion entre Klaytn et Finschia, elle est étroitement liée aux messageries KakaoTalk et LINE, qui comptent plus de 250 millions d’utilisateurs combinés. C’est donc le meilleur indicateur de l’adoption Web3 en Corée.
Le deuxième trimestre a été marqué par un pic spectaculaire en avril : plus de 17 millions de nouveaux utilisateurs et jusqu’à 53 millions de transactions hebdomadaires. KAIA est brièvement devenue l’une des chaînes les plus actives d’Asie.
Mais l’euphorie a été de courte durée. Dès juin, les transactions hebdomadaires tombaient à 4,5 millions. L’arrivée de nouveaux utilisateurs diminuait chaque mois, tandis que le nombre de contrats actifs restait stable. Tout indique une activité concentrée sur quelques applications incentivées.
Une rétention qui s’effondre rapidement
Les données de rétention sont particulièrement révélatrices. Pour la cohorte d’avril, le taux passait de 11,45 % le premier mois à seulement 1,75 % au troisième. Plus de 98 % des nouveaux utilisateurs disparaissaient en moins d’un trimestre.
Les cohortes suivantes affichaient des patterns similaires. Même celle de mai, légèrement plus stable, restait liée à des mécaniques de campagnes. Dès que les récompenses s’estompent, l’intérêt s’évapore.
Évolution typique de la rétention sur KAIA
- Mois 1 : autour de 11 %
- Mois 2 : chute marquée
- Mois 3 : stabilisation à 1-2 %
Cette faiblesse de la rétention met en lumière le principal défi des écosystèmes coréens : transformer l’intérêt passif en engagement durable.
Le rôle des campagnes et incentives
La communication officielle de KAIA reflète parfaitement ce cycle. En avril, tout tournait autour des missions, airdrops et récompenses généreuses. Mai mettait l’accent sur les intégrations stablecoins et le soutien des exchanges. Juin pivotait vers des thèmes de long terme : actifs réels tokenisés, mini-applications, événements pour développeurs.
Mais à ce stade, l’activité on-chain avait déjà touché le fond. Le message d’écosysteme à long terme arrivait trop tard pour retenir la vague initiale d’utilisateurs opportunistes.
C’est un schéma classique dans la crypto : les incentives attirent massivement, mais rarement convertissent à long terme sans utilité réelle sous-jacente.
Le décalage avec les exchanges centralisés
Autre élément intéressant : les grands exchanges coréens (Upbit, Bithumb, etc.) n’ont pas connu de pic simultané à celui de KAIA. Leur activité a augmenté avec un décalage de quatre à cinq semaines, culminant en mai.
Cela suggère que les traders ont réagi aux narratifs amplifiés par les médias, plutôt que de participer directement à la vague on-chain initiale. Les flux entre exchanges et utilisateurs confirment cette tendance : les dépôts et retraits ont suivi l’emballement médiatique avec retard.
Pourquoi cette dichotomie persiste-t-elle ?
Plusieurs facteurs expliquent ce fossé entre consommation d’information et engagement on-chain. D’abord, une culture du trading très développée sur les plateformes centralisées, perçues comme plus sûres et simples.
Ensuite, une exigence élevée en termes d’expérience utilisateur. Les Coréens sont habitués à des applications ultra-fluides comme KakaoTalk. Les frictions on-chain, même minimes, peuvent décourager.
Enfin, une approche pragmatique : beaucoup voient la crypto comme un moyen d’investissement ou de spéculation, pas nécessairement comme un nouvel internet décentralisé à adopter au quotidien.
Les pistes pour améliorer la rétention
Pour convertir cette audience captive en utilisateurs durables, plusieurs leviers existent. Le développement de mini-applications réellement utiles, intégrées nativement dans les messageries, pourrait faire la différence.
Les paiements en stablecoins pour des usages quotidiens, le staking liquide sans lock-up, ou les outils pour créateurs de contenu représentent des pistes prometteuses. L’objectif : créer de la valeur qui ne dépende pas uniquement des récompenses temporaires.
- Renforcer l’utilité réelle des mini dApps
- Faciliter les transferts entre exchanges et on-chain
- Développer des expériences sociales natives
- Capitaliser sur la base KakaoTalk/LINE
Les médias à fort engagement, comme Coinpan ou CoinReaders, pourraient aussi servir de points d’ancrage pour guider les utilisateurs vers des expériences on-chain plus fluides.
Un marché mature aux défis spécifiques
La Corée du Sud reste l’un des marchés crypto les plus sophistiqués et attentifs au monde. Son audience ne manque ni d’intérêt ni de connaissance. Le vrai défi consiste à transformer cette curiosité constante en habitude décentralisée.
Tant que l’utilité réelle ne rattrapera pas le niveau d’exigence des utilisateurs coréens, la rétention on-chain restera fragile. Mais avec les bons ajustements, ce marché pourrait devenir un modèle d’adoption massive et durable.
Le paradoxe actuel n’est pas un signe de désintérêt, mais plutôt un appel à plus d’innovation centrée sur l’utilisateur final. La passion est là. Il ne manque plus que les bonnes raisons de rester.
